CHRONIQUE : « Les réparations aux Africains devront transformer les systèmes qui continuent de limiter l’avenir de leur continent ».
Chronique : Par Claver Gatete. Secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique, Addis-Abeba. (administration-redaction@lecourrierdafrique54.com)
L’expérience de l’Afrique
est particulière. Ce n’est un secret pour personne que, tandis que l’Afrique
continue de fonctionner dans un ordre mondial façonné par l’esclavage, la
colonisation et la dépossession, la même logique extractive qui s’est autrefois
emparée des terres se manifeste aujourd’hui sous la forme de régimes
commerciaux inégaux, de coûts d’emprunt gonflés et d’évaluations de crédit qui
sous-évaluent les économies africaines. À cet égard, la gouvernance foncière,
la justice et les réparations ne sont pas des débats rétrogrades ; ce sont
des instruments essentiels de renouveau pour un continent qui reste un
producteur marginal et un preneur de prix au sein des chaînes de valeur
mondiales.
C’est pourquoi les conclusions de la Conférence sur la politique foncière
en Afrique de 2025, qui s’est tenue du 10 au 14 novembre dans l’historique
Maison de l’Afrique située dans l’enceinte dela Commission économique pour l’Afrique,
revêtent une importance capitale. Organisée sur le thème « Gouvernance
foncière, justice et réparations pour les Africains et les descendants de la
diaspora africaine », la Conférence a fait de la terre le lien entre l’injustice
historique, l’exclusion actuelle et les opportunités futures. Elle constitue
une plateforme continentale permettant de présenter les réparations comme un
programme tourné vers l’avenir qui relie les droits fonciers, le financement
équitable, la résilience climatique et l’industrialisation.
Le déséquilibre est flagrant. Bien qu’elle détienne environ 30 % des
réserves minérales mondiales, 65 % des terres arables non cultivées et la
population la plus jeune, l’Afrique ne représente encore qu’une petite part du
commerce mondial et environ 2 % de la production manufacturière mondiale.
Le continent perd environ 88 milliards de dollars par an en flux
financiers illicites, tandis que des notations de crédit injustes et un accès
limité au financement climatique renforcent un cycle dans lequel la richesse en
ressources ne se traduit pas par une transformation structurelle.
Comme l’ont conclu les parties prenantes, parmi lesquelles figuraient des exploitants
agricoles et des représentants des autorités traditionnelles, du secteur privé,
du monde universitaire, des gouvernements et des partenaires de la Commission
économique pour l’Afrique et de ses coorganisateurs, l’Union africaine et la
Banque africaine de développement, les réparations transformatrices doivent s’attaquer
aux règles, aux incitations et aux institutions qui maintiennent l’Afrique en
bas des chaînes de valeur mondiales, notamment celles qui favorisent les
exportations de matières premières brutes au détriment de la valeur ajoutée. Cela
signifie qu’il faut supprimer les incitations qui condamnent les pays africains
à exporter des fèves de cacao plutôt que du chocolat, du lithium plutôt que des
batteries électriques, ou du pétrole brut plutôt que des produits
pétrochimiques. Les réparations doivent permettre à l’Afrique de générer et de
conserver de la valeur, et non de la céder.
Au niveau national et local, cela commence par le renforcement de la
gouvernance foncière et de la sécurité foncière, en particulier pour les
femmes, les jeunes et les petits exploitants agricoles. En effet, des systèmes
fonciers sûrs et transparents ne sont pas seulement une question de justice ;
ils sont également le fondement de la sécurité alimentaire, de l’investissement,
de la stabilité sociale et de la paix. Ils doivent constituer la base de tout
programme de réparations sérieux. Tout aussi important, la gouvernance foncière
doit être définie au niveau national, en fonction des cadres juridiques
souverains, des contextes locaux et des priorités des communautés. Cela
signifie que les réparations ne peuvent pas imposer des approches uniformes ;
elles doivent plutôt donner aux pays les moyens de déterminer et de mettre en
œuvre des solutions adaptées à leurs réalités nationales. Au-delà de cela, les
outils numériques et les pratiques intelligentes face au climat peuvent
moderniser l’administration foncière, protéger les écosystèmes et garantir que
les communautés les plus vulnérables aux changements climatiques ne soient pas
davantage marginalisées ou laissées pour compte.
Les institutions et les acteurs capables de
concrétiser cette vision sont tout aussi essentiels. Les universités
africaines, par exemple, doivent renforcer leur rôle de moteurs de la
connaissance au service de la résolution des problèmes. Elles doivent aligner
leurs programmes d’études sur les industries d’avenir, valoriser les
connaissances autochtones et développer des innovations qui traitent de la
gouvernance foncière, du développement industriel et de la résilience
climatique. En travaillant directement avec les décideurs politiques et en
encourageant les jeunes talents, les universités peuvent faire passer le
programme de réparations du stade de la rhétorique à celui de politiques
applicables.
Dans ce contexte, les opportunités créées par la Zone de libre-échange
continentale africaine (ZLECAf) sont décisives. Avec un PIB combiné d’environ 3 400 milliards
de dollars, la ZLECAf offre à l’Afrique l’échelle dont elle a besoin pour
convertir ses ressources naturelles en chaînes de valeur régionales, en
produits africains compétitifs et en marchés intérieurs dynamiques. Les
réparations doivent donc être liées à l’intégration régionale, non seulement
pour corriger les torts historiques, mais aussi pour créer de nouvelles voies
économiques qui mèneront à des emplois dignes, à des industries compétitives et
à une prospérité généralisée.
Les réparations transformatrices doivent également reconnaître la sixième
région africaine, la diaspora, comme un partenaire stratégique et non juste
comme un acteur périphérique. Le capital, l’expertise et la mobilisation de la
diaspora peuvent accélérer les transitions industrielles, numériques et
cognitives de l’Afrique si tous ces éléments sont canalisés au moyen d’instruments
structurés alignés sur les priorités du continent.
De même, le soutien apporté par l’Afrique aux membres de sa diaspora
devrait aller plus loin que de simples transferts de fonds et cibler des
politiques qui protègent leurs droits, reconnaissent leurs contributions et
intègrent leurs intérêts dans les pays où ils résident.
En fin de compte, l’importance des réparations ne se mesurera pas à leur
valeur symbolique, mais à leur capacité à rééquilibrer le pouvoir sur la terre,
le capital, la technologie et le savoir. Lorsque la finance mondiale deviendra
équitable, lorsque les droits fonciers seront garantis et inclusifs, lorsque
les industries africaines transformeront les ressources africaines à
l’intention des marchés africains et mondiaux, alors les réparations auront
commencé à atteindre leur objectif.
Dans cet avenir, il n’y aura plus de dépossession des terres, et la terre
deviendra le fondement d’une Afrique juste, prospère et confiante.